23
MATHIAS FREIRE pensait avoir le cuir dur mais les retrouvailles entre Patrick et Sylvie le touchèrent en profondeur. L’âge des protagonistes, leur amour qu’on sentait encore frémissant, et cette pudeur tout en retenue qui s’exprimait par des cillements, des mots murmurés, des gestes hésitants, bien plus poignants que de grandes effusions.
Il y avait aussi leur dégaine de laissés-pour-compte. Sylvie était une petite femme rougeaude, à la face ravagée de rides et de cicatrices. Sa couperose et ses traits bouffis trahissaient un passé d’alcoolique. Comme Patrick, elle avait dû connaître des années à ciel ouvert. Au bout de leurs galères, ces deux-là s’étaient trouvés.
Le décor ajoutait au réalisme poétique de la scène. Le port de Guéthary n’était qu’une pente de ciment où s’échouaient quelques barques, peintes de couleurs vives. Le temps s’était déjà couvert. À travers les nuages, le soleil s’obstinait pourtant et distillait une lumière vitreuse. La séquence semblait se dérouler au fond d’une bouteille de verre – comme celles qui abritent des voiliers miniatures.
— Je sais pas comment vous remercier, dit Sylvie en se tournant vers Mathias.
Il s’inclina en silence. Sylvie fit un geste vers une coursive en bois, accotée à la roche, qui surplombait la mer :
— Venez. On va marcher.
Freire observa son allure. Cheveux gras, pull informe, pantalon de jogging poché, baskets sans âge… Dans ce naufrage, seuls les yeux surnageaient. Brillants et vifs comme deux galets clairs, laqués de pluie.
La femme contourna les barques à sec et prit le chemin de la passerelle. Patrick, de son côté, se dirigea vers une barque à flot, amarrée à quelques mètres de la jetée. Sans doute son fameux bateau, sujet de tous les stress. La coque affichait fièrement en lettres jaunes : JUPITER.
Freire rattrapa Sylvie, s’accrochant à la rampe branlante. Elle roulait une cigarette d’une main, indifférente aux embruns et au relief de la coursive.
— Vous pouvez m’expliquer ce qui s’est passé ?
Freire raconta. La gare Saint-Jean. La fugue psychique de Patrick. Ses efforts inconscients pour devenir quelqu’un d’autre. Le hasard de l’infirmière de Guéthary. Il occulta le détail du sang sur l’annuaire et la clé, la présence d’un cadavre à la gare Saint-Jean : Anaïs Chatelet déboulerait bien assez vite.
Sylvie ne disait rien. Un gros briquet rouillé se matérialisa entre ses doigts. Elle alluma sa clope.
— C’est pas croyable, finit-elle par lâcher d’une voix rauque.
— Ces derniers jours, vous n’avez rien remarqué de bizarre dans son attitude ?
Elle haussa les épaules. Ses mèches filandreuses se plaquaient sur sa face usée. Elle tirait de grosses bouffées et recrachait des panaches de locomotive, aussitôt balayés par le vent marin.
— Patrick, il parle pas beaucoup…
— Il n’a jamais eu d’absences ? Des pertes de mémoire ?
— Non.
— Parlez-moi de ses soucis.
Elle fit quelques pas sans répondre. La mer grondait sous leurs pieds. Elle respirait. Vrombissait. Reculait pour mieux revenir avec une fureur redoublée.
— Des histoires de fric. Rien d’original. Patrick avait fait un emprunt pour le bateau. Y voulait être son propre chef. Mais la saison a pas été bonne.
— Des saisons, il y en a plusieurs dans l’année, non ?
— Je parle de la plus importante. Celle d’octobre. Le thon blanc. On a tout juste eu de quoi vivre et payer les autres, les collègues. Alors, la banque…
— Pour l’achat du bateau, comment avez-vous fait ? Il avait un apport ?
— C’est moi qu’ai apporté les fonds.
Freire marqua sa surprise. Sylvie sourit.
— J’ai pas l’air comme ça mais j’ai du bien. Enfin, j’avais. Une cabane à Bidart. On l’a vendue et on a investi dans le rafiot. Depuis, on coule. Les dettes aux fournisseurs. Les traites de la banque. Vous pouvez pas comprendre…
Sylvie paraissait penser que Mathias appartenait à la classe des milliardaires. Il ne s’en formalisa pas. Les sensations prenaient le pas sur ses pensées. Les bourrasques du large étaient chargées d’embruns et de soleil argenté. Il sentait le sel sur ses lèvres. La lumière de mercure au bout de ses cils.
La petite bonne femme lançait des regards par-dessus son épaule, en direction de Patrick. Il avait sauté à bord du bateau et trifouillait dans sa cale – sans doute le moteur. Elle le surveillait comme une mère son gamin.
— Il vous a parlé de sa vie… d’avant ?
— Sa femme, vous voulez dire ? Il en parle pas beaucoup mais c’est pas un secret.
— Il a des contacts avec elle ?
— Jamais. Ça s’est mal fini entre eux.
— Pourquoi il n’a pas divorcé ?
— Avec quel fric ?
Freire n’insista pas. Il n’avait aucune expérience dans ce domaine. Mariage. Engagement. Divorce. Des notions étrangères à sa vie.
— Sur son enfance, il vous a dit quelque chose ?
— Vous savez donc rien, répliqua-t-elle avec une nuance de mépris.
— Quoi ?
— Il a tué son père.
Mathias encaissa le coup.
— Son père était ferrailleur, continua-t-elle. Patrick l’aidait.
— À Gheren ?
— Le bled où ils vivaient avec ses parents. J’me souviens plus du nom.
— Que s’est-il passé ?
— Y se sont battus. Le père picolait et il cognait. Il a glissé dans le bac d’acide qui servait à décaper les vieux métaux. Le temps que Patrick le sorte de là, le vieux était mort. Il avait 15 ans. Moi, je dis que c’est un accident.
— Il y a eu une enquête ?
— J’sais pas. En tout cas, Patrick a pas fait de taule.
Facile à vérifier. Mathias avait la confirmation de son pressentiment. Une enfance à la dure. Un drame familial qui avait provoqué une faille au fond de son inconscient. Une fissure qui n’avait cessé de s’ouvrir jusqu’à engloutir complètement sa personnalité…
— Vous savez ce qu’il a fait après ? Il est resté dans sa famille ?
— Y s’est engagé dans la Légion.
— La Légion étrangère ?
— Y se sentait responsable de la mort de son père. Il a agi comme un criminel.
Ils étaient parvenus au bout de la passerelle. Sans se concerter, ils pivotèrent et revinrent lentement vers le port. Sylvie lançait toujours des coups d’œil vers Patrick à bord de son esquif. Le pêcheur paraissait les avoir totalement oubliés.
— Patrick, reprit le psychiatre, il n’a jamais eu d’autres ennuis avec la justice ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est un voyou. Patrick, il a eu des périodes difficiles, mais il est toujours resté dans le droit chemin.
Freire n’insista pas. Il voulait confronter les éléments inventés par Pascal Mischell avec la vraie vie de Patrick Bonfils.
— Vous allez parfois dans le bassin d’Arcachon ?
— Jamais.
— Le nom de Thibaudier vous dit quelque chose ?
— Non.
— Hélène Auffert ?
— C’est qui celle-là ?
Freire sourit pour lui signifier qu’il n’y avait aucun danger de ce côté. La femme sortit de nouveau son tabac et ses feuilles à rouler. Elle n’avait pas l’air convaincu. En quelques secondes, elle se concocta une deuxième cigarette.
— Vous a-t-il déjà raconté un rêve qu’il fait souvent ?
— Quel rêve ?
— Il marche dans un village ensoleillé. Il y a une explosion très blanche et son ombre reste fixée contre un mur.
— Jamais.
Nouvelle confirmation. Le rêve datait du traumatisme. Il revint aux références de Pascal Mischell. Peter Schlemihl. Hiroshima…
— Patrick lit-il beaucoup ?
— Il arrête pas. Notre maison, c’est pire qu’la bibliothèque municipale.
— Quel genre de livres ?
— D’histoire surtout.
Prudemment, Freire en arriva au jour J.
— Quand il est parti à la banque, Patrick n’a pas mentionné une autre course, une visite ?
— Vous êtes flic ou quoi ? Pourquoi toutes ces questions ?
— Je dois comprendre ce qui lui est arrivé. Je veux dire : mentalement. Je dois reconstituer, point par point, la journée où il s’est dissous en lui-même. Je veux le soigner, vous comprenez ?
Elle balaya l’air détrempé avec sa clope, sans répondre. Elle avait sa dose. Ils rejoignirent l’embarcadère en silence. Bonfils bichonnait toujours son moteur. De temps à autre, son visage apparaissait. Même à cette distance, il paraissait heureux et serein.
— Il faut que je revoie Patrick, conclut Freire.
— Non, fit Sylvie en balançant son mégot dans la mer. Laissez-le tranquille. Tout ce que vous avez fait, c’est super. Maintenant, c’est moi qui prends le relais. J’suis p’t’être pas une savante mais j’sais que Patrick, c’qui lui faut, c’est qu’on parle plus de tout ça.
Freire ne gagnerait rien à négocier maintenant.
— Très bien, capitula-t-il. Mais je vous donnerai les coordonnées d’un confrère à Bayonne ou à Saint-Jean-de-Luz. Ce qui lui est arrivé est grave, vous comprenez ? Il doit consulter.
La petite femme ne répondit pas. Freire lui serra la main et fit un geste de salut à Patrick, qui lui répondit avec enthousiasme.
— Je vous appelle demain, d’accord ?
Pas de réponse. Ou bien le vent l’avait aspirée. Freire remonta la pente de ciment. Ouvrant sa portière, il se retourna. Sylvie, avec sa démarche de culbuto, rejoignait son homme.
Le psychiatre se glissa dans l’habitacle et démarra.
Avec ou sans leur accord, il aiderait ces deux gueules cassées.